Chromatique insolite #6 - Le noir absolu et le rose interdit
- lesalfredines

- 19 oct.
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 20 oct.
Il y a des guerres silencieuses, d’autres éclatantes. Celle-ci est chromatique. D’un côté, un noir si noir qu’il avale la lumière. De l’autre, un rose si rose qu’il pique les yeux. Entre les deux : deux artistes britanniques, deux ego, et un débat sur la propriété des couleurs.
L’homme qui possédait le noir
En 2016, le sculpteur Anish Kapoor obtient l’exclusivité artistique du Vantablack, un matériau mis au point en 2012 par la société Surrey NanoSystems. Ce noir-là n’est pas une peinture : c’est une forêt microscopique de nanotubes de carbone qui piège 99,96 % de la lumière. Résultat : toute surface peinte au Vantablack cesse d’exister visuellement. Plus de volume, plus de reflets : juste un trou, un néant, une disparition de la matière.
C’est fascinant, et ça aurait pu rester une curiosité scientifique, si, en 2016, Kapoor n’avait pas réservé l’usage artistique de ce noir. Un pigment privatisé. Un trou noir légal. Dans un monde où la couleur est censée être un bien commun, le geste a fait scandale.

Le rose pour tout le monde (sauf pour lui)
En face, un autre artiste britannique, Stuart Semple, n’a pas digéré cette exclusivité. En réponse, il crée le “PINK, la peinture rose la plus rose du monde »”, un pigment exubérant, acidulé, quasiment insolent.

Mais il ajoute une clause à la vente :
"Ce pigment est disponible pour tout le monde, sauf Anish Kapoor. Chaque acheteur doit certifier ne pas être Kapoor, ni agir en son nom."


L’histoire aurait pu s’arrêter là, une "blague" entre artistes. Mais Kapoor réplique. Il publie une photo sur Instagram : son majeur trempé dans le Pinkest Pink, avec la légende “Up yours #pink”. Traduction libre : “Va te faire voir, rose.”
Un combat d’ombres et de lumières
Leur querelle dépasse la simple anecdote. Elle pose une question fondamentale : peut-on posséder une couleur ?
Le Vantablack efface la forme. Il symbolise la monopolisation du vide, la mainmise sur une absence.Le Pinkest Pink, au contraire, revendique le partage du trop-plein, la saturation collective.
Kapoor joue la gravité, la disparition, la puissance du secret. Semple répond par la dérision, la transparence, la démocratisation du pigment. Le noir interdit la lumière, le rose la distribue à tous.
Pigments, ego et politique chromatique
Ce duel révèle une tension bien contemporaine : l’art comme territoire d’exclusivité contre l’art comme espace d’accès libre. Kapoor incarne le droit d’auteur poussé à l’extrême, jusqu’à la matière première. Semple, lui, défend une esthétique du “Do It Yourself chromatique”, en vendant ses pigments à prix abordable sur Internet (environ 10€ les 50g pour le Rose) dont le “Black 4.0”, noir presque aussi intense que le Vantablack, mais “pour tout le monde” (54€ les 150ml tout de même).
Entre les deux, le public rit, s’agace ou s’émerveille : car cette querelle, au fond, parle autant d’éthique que d’ego.
Le noir d’Anish Kapoor et le rose de Stuart Semple ne sont pas que des teintes : ce sont des positions politiques, manifestes esthétiques. Leur affrontement nous rappelle que la couleur n’est jamais neutre : elle peut être un privilège, une arme, un manifeste. Et peut-être qu’au fond, le plus insolite dans cette histoire, ce n’est ni le noir ni le rose, mais le fait qu’on ait réussi à transformer de la couleur en déclaration de guerre artistique.
Sources :
The Guardian — “Anish Kapoor Gets Exclusive Rights to the Blackest Black” (2016)
Dazed Digital — “Anish Kapoor Banned from Using the World’s Pinkest Paint” (2016)
Artnet News — “Stuart Semple vs. Anish Kapoor: The Blackest Black Paint Feud Explained” (2019)



